La crise des enseignants en France : une bombe à retardement

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Le système éducatif français traverse actuellement une période de mutations importantes, particulièrement en ce qui concerne son corps enseignant. À travers l’étude des tendances de recrutement, des conditions de travail, des rémunérations et des évolutions structurelles du système éducatif, nous dressons ici un état des lieux de la situation actuelle en 2025

Un déficit criant : où sont passés les professeurs ?

La crise du recrutement des enseignants en France atteint des proportions alarmantes, comme en témoignent les chiffres les plus récents. Alors qu’en 2005, on comptait plus de 171.750 candidats pour 32.049 postes, en 2023, seuls 71.075 candidats se sont présentés pour 23.233 postes. Cette chute spectaculaire de près de 60% des candidatures en moins de 20 ans illustre une désaffection massive pour la profession.

Évolution du nombre de postes et de candidats aux concours de personnels enseignants du premier et second degré public

Source : Ministère de l’Education Nationale, Les concours de recrutement du personnel enseignant du premier degré

Les données concernant les postes non pourvus entre 2022 et 2024 viennent confirmer et préciser l’ampleur de cette crise d’attractivité. En 2022, ce sont ainsi plus de 4000 postes qui sont restés non pourvus. Si ce chiffre a connu une légère baisse en 2023 (3100), masquant l’ampleur du problème structurel, il a connu à nouveau une hausse en 2024 (3185). Ces chiffres représentent environ 13,4% des postes ouverts aux concours (23.696 postes proposés en 2024) et s’inscrivent dans la continuité directe de la désaffection massive observée depuis 2005.

Evolution du nombre de postes non pourvus dans l’Education Nationale (2022-2024)

Source : BFMTV, Éducation: 3.185 postes non pourvus cette année au concours enseignants, 2024

Les disparités géographiques accentuent ce phénomène. En 2022, seulement 52,4% des admis au concours de recrutement des professeurs des écoles (CRPE) étaient inscrits en institut national supérieur du professorat et de l’éducation (INSPÉ), avec des variations considérables selon les académies – de 29,8% à La Réunion à 69,7% à Reims. Le ratio national de 2,5 à 3 candidats par poste masque également d’importantes inégalités territoriales, certaines académies peinant particulièrement à pourvoir leurs postes, notamment en Île-de-France.

Cette crise du recrutement dessine les contours d’un système éducatif fragilisé, où la difficulté à attirer de nouveaux talents menace directement la qualité et la continuité de l’enseignement dans les écoles françaises. Sans un renversement rapide de cette tendance, le risque d’un effondrement plus profond du système éducatif ne peut être écarté.

La précarité, un mal endémique dans le métier d’enseignant

L’enseignement supérieur français révèle une précarisation galopante qui illustre une transformation profonde du système éducatif. Les chiffres sont éloquents : en l’espace de sept ans, le nombre de vacataires est passé de 128 460 en 2014-2015 à 167 000 en 2021-2022, représentant désormais 64% des effectifs enseignants. Cette évolution massive vers la vacation traduit une précarisation structurelle du métier, d’autant plus frappante que les enseignants-chercheurs titulaires ne représentent plus que 21% des effectifs.

Évolution du nombre de vacataires dans l’enseignement supérieur

Source : Nos services publics, L’explosion du recours aux vacataires, ou l’ubérisation de l’enseignement supérieur, 2024

Répartition des effectifs enseignants dans l’enseignement supérieur (2021-2022)

Source : Nos services publics, L’explosion du recours aux vacataires, ou l’ubérisation de l’enseignement supérieur, 2024

Cette précarisation s’accompagne d’importantes disparités salariales : un vacataire dans l’enseignement supérieur perçoit un taux horaire brut de 50€, soit six fois moins qu’un enseignant titulaire rémunéré à 300€ de l’heure. Cette situation n’est pas isolée, comme en témoigne la proportion importante de personnels non-enseignants en situation précaire au sein du ministère de l’Éducation nationale, où seuls 37% sont fonctionnaires.

Comparaison des rémunérations dans l’enseignement supérieur (2024)

Source : Nos services publics, L’explosion du recours aux vacataires, ou l’ubérisation de l’enseignement supérieur, 2024

Le phénomène touche particulièrement certaines catégories de personnel éducatif : 98% des accompagnants d’élèves en situation de handicap (AESH) sont contraints au temps partiel, tandis que le secteur privé sous contrat voit 39% de ses enseignants exercer à temps incomplet. Ces statistiques dessinent les contours d’une précarité qui s’installe durablement dans le paysage éducatif français, transformant progressivement un métier jadis synonyme de stabilité en une profession de plus en plus fragilisée.

Des salaires au rabais : l’éducation, un investissement presque bradé

La France affiche un retard significatif en matière d’investissement éducatif, particulièrement visible dans la rémunération de ses enseignants. Avec un salaire annuel de 30 935 € en début de carrière pour les enseignants du second degré, l’Hexagone se positionne bien en deçà de nombreux pays européens comparables. L’écart est particulièrement frappant avec l’Allemagne (61 457 €) ou encore le Danemark (56 118 €), où les enseignants débutants perçoivent près du double. Cette situation place la France dans une position médiane au sein de l’Union européenne, loin derrière les pays d’Europe du Nord et de l’Ouest.

Comparaison des salaires annuels des enseignants du second degré en début de carrière en Europe (en euros)

Source : Touteleurope.eu Eurydice 2021/2022 (dernières données disponibles)

Ce sous-investissement se manifeste également dans la dépense par élève, où la France accuse un retard de 8% par rapport à la moyenne de l’UE25 (7 388 € contre 8 035 €). Plus révélateur encore, l’analyse comparative des salaires bruts dans la fonction publique montre que les enseignants de catégorie A perçoivent en moyenne 3 560 € mensuels, soit un écart de près de 1 126 € avec la moyenne des fonctionnaires de même catégorie (4 686 €).

Comparaison des salaires bruts mensuels moyens des enseignants de catégorie A et des fonctionnaires de même niveau (en euro)

Source : Café pédagogiqueINSEE, Les salaires dans la fonction publique de l’État, 2023

Cette situation témoigne d’un paradoxe français : alors que l’éducation est régulièrement proclamée comme une priorité nationale, les chiffres révèlent un décalage croissant entre les ambitions affichées et les moyens accordés. À titre de comparaison, quand on observe le classement des 10 métiers ou même des 20 métiers les mieux rémunérés en France, aucune profession liée à l’enseignement n’y figure, illustrant une forme de déclassement salarial de la profession.

Les 10 métiers aux salaires les plus élevés dans le privé

Source : Insee – Données 2021 – © Observatoire des inégalités

Cette politique salariale questionne la valorisation réelle du système éducatif français et sa capacité à maintenir son attractivité dans un contexte de concurrence internationale accrue.

Conditions de travail dégradées : un quotidien miné par les difficultés

La sonnette d’alarme résonne dans les établissements scolaires français, où les statistiques dressent un tableau particulièrement sombre des conditions de travail. Avec 900 heures d’enseignement annuel dans le primaire, la France se place largement au-dessus des moyennes de l’Union européenne (703 heures) et de l’OCDE (773 heures). Cette surcharge se reflète dans l’évaluation alarmante de 7,4/10 que les personnels attribuent à leur charge de travail, 56% d’entre eux la notant même entre 8 et 10.

Comparaison du nombre d’heures d’enseignement annuel dans le primaire entre la France, la moyenne de l’OCDE et la moyenne de l’UE25 (2023)

Source : FSU SNUIPP 68-Comparaisons internationales – OCDE 2024

La France affiche même un double paradoxe dans son système éducatif, avec des salaires peu attractifs couplés à une charge de travail particulièrement lourde. Avec un ratio de 18 élèves par enseignant dans le primaire, contre une moyenne de 13 dans l’UE et 14 dans l’OCDE, les professeurs français font face à des classes nettement plus chargées que leurs homologues européens. 

Tableau comparatif du nombre moyen d’élèves par enseignant dans le primaire entre la France, la moyenne de l’OCDE et la moyenne de l’UE25 (2022)

Source : FSU SNUIPP68-Comparaisons internationales – OCDE 2024

Les conséquences sont dévastatrices sur le moral des troupes. Le baromètre de satisfaction professionnelle 2023 révèle des scores particulièrement bas : 3,3/10 pour la rémunération et 2,9/10 pour les perspectives de carrière. Si les relations humaines résistent (7,0/10 avec les élèves, 7,5/10 avec les collègues), 60% des enseignants se déclarent insatisfaits ou très insatisfaits de leur charge de travail. L’épuisement professionnel atteint un niveau critique de 6,8/10, tandis que l’équilibre vie professionnelle-personnelle stagne à 5,3/10.

Satisfaction professionnelle des enseignants en France (2023)

Source : Ministère de l’Éducation nationale, Bien-être au travail des personnels de l’éducation nationale, 2023

Cette spirale négative menace non seulement le bien-être des enseignants mais aussi, à terme, la qualité même de l’enseignement dispensé aux élèves français. Une réforme profonde des conditions de travail dans l’Éducation nationale apparaît plus que jamais comme une urgence nationale.

Des formations initiales souvent inadaptées

La formation initiale des enseignants français révèle des lacunes préoccupantes par rapport à leurs homologues européens. Les chiffres sont particulièrement éloquents : seuls 57,2% des enseignants français se sentent « bien préparés » ou « très bien préparés » au contenu des matières qu’ils enseignent, loin derrière le Danemark (89%) ou la Belgique flamande (87,9%). 

Pourcentage d’enseignants qui se sont sentis « bien préparés » ou « très bien préparés » au contenu propre à certaines ou à toutes les matières que j’enseigne

Source : IGÉSR, La formation initiale des professeurs des écoles en France, 2022

Plus alarmant encore, à peine 49,8% des professeurs français s’estiment correctement formés à la pédagogie générale, quand ce taux atteint 85,2% en Belgique flamande et 85,1% au Danemark.

Pourcentage d’enseignants qui se sont sentis « bien préparés » ou « très bien préparés » à la pédagogie générale

Source :  IGÉSR, La formation initiale des professeurs des écoles en France, 2022

Cette inadéquation de la formation initiale se manifeste également dans le paradoxe des concours de recrutement : les étudiants issus des INSPÉ, pourtant spécifiquement formés pour l’enseignement, affichent des taux de réussite inférieurs aux candidats externes dans près d’un quart des académies. Cette situation témoigne d’un décalage profond entre la formation dispensée et les exigences réelles du métier. Les conséquences se font directement ressentir sur le terrain, où les nouveaux enseignants peinent à mettre en pratique leurs enseignements de manière efficace dès leur entrée dans la profession.

La France se trouve ainsi dans une position critique, occupant systématiquement la dernière place parmi les six pays européens étudiés en termes de sentiment de préparation à la profession enseignante. Cette situation appelle une refonte en profondeur du système de formation initiale pour l’aligner sur les standards européens et mieux préparer les futurs enseignants aux réalités de leur métier.

Un malaise enseignant qui s’exprime de plus en plus fortement

Le malaise enseignant en France se manifeste aujourd’hui avec une acuité particulière, comme en témoignent des indicateurs alarmants. Les enseignants français attribuent une note de 4,8 sur 10 à leur sentiment d’épuisement professionnel en 2023, tandis que leur perception d’une charge de travail excessive atteint 7,4 sur 10. Cette situation préoccupante trouve notamment son origine dans un déficit de reconnaissance professionnelle : seuls 35,1% des enseignants se sentent reconnus par les parents d’élèves, et à peine 54,6% par les élèves eux-mêmes. Plus inquiétant encore, 52,5% des enseignants se disent « peu reconnus » par les parents, révélant un fossé grandissant entre ces acteurs essentiels de l’éducation.

Reconnaissance du travail des enseignants par les élèves et les parents (2020)

Source : Ministère de l’Education Nationale, Dimensions et construction de la reconnaissance chez les enseignants du second degré, 2020

Cette crise de reconnaissance s’accompagne d’un malaise plus profond, illustré par une hausse spectaculaire des départs volontaires. Le nombre d’enseignants démissionnaires a doublé en cinq ans, passant de 1417 en 2017-2018 à 2836 en 2021-2022. Cette tendance témoigne d’une désaffection croissante pour le métier, confirmée par les chiffres de satisfaction professionnelle : seuls 35% des enseignants français se déclarent très satisfaits de leur profession, un taux nettement inférieur à la moyenne européenne de 40%.

Évolution des départs volontaires définitifs à la rentrée parmi les enseignants du public employés par l’Éducation nationale

Source : Ministère de l’Education Nationale, Les départs volontaires, 2023

Face à ces indicateurs préoccupants, la question de l’attractivité et de la valorisation du métier d’enseignant s’impose comme un enjeu majeur pour l’avenir du système éducatif français.

Réformes éducatives : un manque de concertation et de vision à long terme

Pour tenter de répondre à ces différents défis, l’Etat français propose une multitude de réformes. Mais les réformes éducatives françaises semblent s’enchaîner sans véritable cohérence stratégique, comme en témoigne la succession de quatre réformes de la formation initiale des enseignants depuis 2010. 

La contestation de ces réformes atteint aujourd’hui un point critique, comme l’illustrent les récentes mobilisations du 25 mai 2024, rassemblant 15 000 manifestants à Paris et des milliers d’autres dans les grandes villes de France. Cette grogne sociale s’est encore amplifiée le 11 juin 2024, lorsque les principaux syndicats enseignants (FSU, Fnec FP-FO, CGT Éduc’action, Snalc) ont boycotté le comité social d’administration du ministère, exigeant la suspension de la dernière réforme de la formation initiale.

L’absence de vision à long terme se reflète également dans le manque d’implication des acteurs locaux, avec seulement 37% des Associations de Parents d’Élèves qui élaborent un plan d’action, traduisant un déficit de gouvernance partagée dans le système éducatif français.

Face à cette situation, une refonte en profondeur de la méthode de conception et de mise en œuvre des réformes éducatives apparaît nécessaire, privilégiant la concertation et une vision stratégique durable plutôt que des ajustements précipités.

L’urgence d’une réponse globale et cohérente s’impose donc aux responsables de l’Education Nationale. La convergence des difficultés dessine les contours d’un système éducatif au bord de la rupture. Sans une refonte profonde et concertée, c’est l’avenir même de l’école républicaine qui est en jeu. Il est temps de redonner ses lettres de noblesse au métier d’enseignant et de réinvestir massivement dans ce pilier fondamental de notre société.

Sources : 

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Romain Campenon
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